Lun 13 Nov 2017 - 22:30

Il y avait sur le chemin de l’école ce chantier devant lequel il était très gênant de marcher. Soudain, le corps devenait trop large, la démarche maniérée, les seins proéminents ; le corps se crispait sous les regards, les sifflements, les commentaires des ouvriers.
La gentille fille que j’étais dissimulait sa gêne derrière les sourires et les réponses aux signes de la main. Mon corps voulait pouvoir s’effacer tous les matins et adoptait pour cela certaines stratégies comme contourner le chantier quitte à mettre plus de temps à arriver à l’école.

En allant au lycée, il y avait cet homme que je croisais tous les jeudis sur le quai (j’étais contente lorsque mes cours du matin étaient annulés, cela voulait aussi dire ne pas le croiser à la station). Il avançait vers moi et je me donnais un air très occupé avec mes écouteurs et mon téléphone, sauf que cela ne suffisait pas.
L’homme insistait pour connaître mon nom, et comme un refus ne suffisait jamais, je lui donnais de fausses informations en m’en voulant pour cela.
Il recommençait toutes les semaines en me posant les mêmes questions, il semblait un peu perturbé mentalement, mettait l’accent sur sa solitude et je m’en voulais de le repousser.

Il y avait les traditionnelles mains aux fesses. Au collège, j’ai le souvenir de m’être assise par terre et qu’un surveillant s’était proposé de m’aider à retirer le sable sur mon jean, je l’avais ensuite remercié... de m’avoir mis la main aux fesses. En grandissant, je me suis sentie bête.

Les habituels inconnus qui prenaient par la taille, les camarades de classe qui soulevaient les jupes des filles pour rire, les enseignants qui demandaient à l’enfant que j’étais de croiser les jambes quand je m’asseyais pour cacher ma culotte.

À l’époque, je m’abreuvais de cartoons dans lesquels des personnages avaient pour habitude de siffler les filles à la démarche langoureuse, peu importe leurs occupations : qu’elles fassent leur métier, leurs courses, ou sur un trajet, toute situation était bonne pour ouvrir la chasse, sans aucun cadre, sans aucune limitation (comme par exemple respecter le consentement de la personne ou le contexte : lisant dans un parc, rentrant chez elle la nuit) pourvu qu’elles soient physiquement attirantes. Je riais de ces personnages qui ouvraient la bouche jusqu’au sol, des hurlements de loups qui se tambourinaient la poitrine et fonçaient en direction de la proie pour une tentative.
Ces personnages féminins devaient s’en trouver flattés, et puis elles les provoquaient sans doute un peu avec ces mouvements de sourcils et ces mollets à l’air, l’intérêt d’un homme était un gage de validation.
Certains personnages refusaient l’approche. Ce refus devenait alors un élément déclencheur. « Non » voulait dire « elle n’a pas encore dit oui ». Si on insistait un peu (et si par chance, l’occasion se présentait d’intervenir pour la sortir d’une détresse quelconque) il y aurait une récompense à la clé. C’était une quête. Le bisou final tant attendu faisait rougir et s'écrouler au sol les loups et les lapins, c’était drôle pour l’enfant que j’étais.

J’avais du mal à percevoir la violence appliquée à mon propre corps à cause de ce flou. Mon environnement me martelait « les hommes sont comme ils sont, les femmes font avec et prennent sur elles ». J’ai aussi compris plus tard que je baignais dans un univers façonné par les yeux des hommes.

Le male gaze établit rarement la limite claire du consentement entre la drague et le harcèlement.
À avoir étouffé le point de vue féminin si longtemps, notre parole soudain libérée et affirmée leur paraît quelque chose d’énorme, d’impensable et d’un peu agaçant.

Je suis tombée sur un réseau social sur cette vidéo qui montre des hommes arrêter les femmes au hasard dans la rue en les culpabilisant de ne plus être assez disponibles “c’est dur pour nous”, la réaction sèche de la jeune femme suscite encore le mépris dans les commentaires. Cet égoïsme en dit long, le ressenti de ces femmes sur un sujet qui implique leur propre corps n’a aucune valeur.

Pour expliquer à mon frère ce sentiment d’insécurité, je lui demande de se représenter une forme de harcèlement qu’il connaît bien: ces vendeurs trop insistants qu’on croise dans certains quartiers. Je lui demande d’imaginer devoir anticiper en permanence des prédateurs sexuels dans ses loisirs, ses courses, ses trajets, anticiper que ces inconnus puissent en plus lui mettre la main au paquet à tout moment, il change de suite de visage et me comprend beaucoup mieux.

Certains personnes sont incapables de comprendre que la séduction se fait à deux.
Elles osent en plus faire porter la culpabilité de leurs échecs aux femmes qui luttent pour leur intégrité physique, plutôt que de réfléchir à une approche respectueuse du consentement de l’autre ou de blâmer les comportements sexistes (y compris dans leur entourage).
La drague, c’est agréable, c’est réciproque. Le sexe est agréable. Les relations amoureuses sont agréables.
Le harcèlement est une plaie. Le harcèlement est une domination. Dans le harcèlement, on s’impose contre la volonté de l’autre. On le réclame. On ignore son sentiment.

Avec la découverte du féminisme, j’ai compris que mon corps n’était pas un dû, ni un bien public, que je n’avais pas à culpabiliser des échecs amoureux de certains hommes et que m’aménager (enfin) une zone de confort dans leur vision du monde était possible.